JOUR 2

Jour 2 – Samedi 8 septembre – Muscat (Sultanat d’Oman) – Kuala Lumpur (Malaisie)

Visages fantômes

Escale de deux heures en terre persique. Et je retrouve sans plaisir les hijab, niqab et autres voiles que mes différents parcours m’ont amené plusieurs fois à croiser. Ma première rencontre avec ces silhouettes énigmatiques et inquiétantes remonte à mes sept ans. À Constantine. J’y retrouvais pour les vacances scolaires mon père, alors « coopérant » là-bas. La coopération était ce mélange étonnant de demande d’assistance du régime prétendument communiste de Boumediene et de solidarité soi-disant amicale d’un Ministère de la Coopération aux appétits néocoloniaux jamais abandonnés. Dans le quartier sinistre où habitait mon père, empilement de tours de béton mal peint que des rues au bitume jamais terminé saturaient de poussières ocre, mes yeux d’enfant inquiet regardaient déambuler ces êtres sombres. Rien ne m’avait préparé à l’étrangeté de ces corps dissimulés et de ces visages absents. Certainement pas ma première enfance passée en compagnie de pacifiques Malgaches, souvent souriants, toujours cordiaux, ni des Méridionaux, grandes gueules aux premiers abords sympathiques. La vision de ces femmes voilées du bas en haut dont on devinait mal l’éclat du regard, au milieu de ces immeubles aux regards vides, évoquent encore dans mon esprit l’idée d’une liberté assassinée.

C’est en Afghanistan où une expédition de Clowns Sans Frontières m’a mené bien plus tard que j’ai retrouvé les femmes-prisons. Alors vêtues de bleu et aux yeux masqués par le grillage de leur burka. J’ai cependant appris, guidé en cela par des hommes aux appétits exacerbés par la dissimulation, à reconnaître dans les courbes mouvantes des tissus, dans l’éphémère vision d’un bout de cheville, la jeunesse et les formes d’une femme que l’on imagine forcément sensuelle. J’avoue qu’à ce jeu, j’étais très loin de l’expertise des mâles Afghans. Un épisode plutôt sympathique à priori m’avait révélé la concupiscence et le désir pathologique de ces guerriers fiers et taciturnes (quarante ans de guerre ininterrompus, ça forge des générations d’hommes d’airain !). Une artiste de grand talent, Emma la clown, nous accompagnait. Son personnage d’alors était un homme pataud, rigolard et naïf. Après un spectacle donné dans la vallée du Pansheer devant des centaines d’enfants émerveillés, les hommes du village s’étaient retrouvés avec Emma, toujours grimée en homme. L’interprète qui nous accompagnait permit des échanges drôles et sympathiques, entrecoupés des rires d’Emma qui ne quittait pas son personnage, mais aux propos de plus en plus scabreux. Quand les hommes eurent la quasi-assurance que l’accoutrement ridicule de ce personnage dissimulait bien une femme jeune et gracile, ils se lâchèrent. Le chef du village, vieillard respectable, lui proposait de l’embrasser à pleine bouche, les plus jeunes de l’emmener dans la palmeraie voisine. Emma, toujours professionnelle, répondait par des éclats de rire et tout finit bien.

Derrière la gaieté de cet échange, nous avons perçu une frustration maladive. Je n’ai pas eu, on s’en doutera, la possibilité d’entendre en toute liberté les femmes afghanes. Je me représente mal à quoi ressemble le pendant de cette frustration masculine. J’ai bien senti cependant que les interdits et les obligations qui rythment toutes les relations hommes-femmes, même les plus anodines en apparence, créent une tension permanente au cœur de cette société.

Loin de moi l’idée que ces tenues que seuls des hommes phallocrates et à la vision archaïque imposent, en aucun cas l’Islam, seraient de la provocation. Qu’elles seraient un affront fait à notre civilisation chrétienne. En ce sens, je pense que les populations musulmanes souvent imprégnées de religion, voient dans les corps des femmes que la pub expose en permanence sur nos murs et nos écrans une provocation bien plus grande encore. Et ce serait oublier un peu vite que nos sociétés sortent à peine des diktats du clergé catholique et qu’il aura fallu des luttes nombreuses pour permettre aux femmes de vivre leur corps sans honte et sans peur. Et que ce combat est loin d’être achevé.

Ce que j’éprouve est une souffrance empathique envers ces femmes, que l’on oblige dès la puberté à se cacher. Je ne crois pas dans la liberté de choix. Qui choisit sa religion quand on sait que les athées représentent 3 % de la population mondiale et que, parmi les autres, 99 % optent pour la religion et les préceptes de leurs aînés ? Je ressens aussi une grande tristesse pour ces hommes et femmes privés du plaisir de l’échange et de l’amitié entre genres différents. De la simplicité et de la richesse des relations humaines qui ne sauraient être réduites de moitié.

Ces sentiments vont sans doute m’accompagner durant notre périple. Je redoute en cela l’Inde dont on sait que les rapports entre les hommes et les femmes sont terribles (viols collectifs, meurtre de bébés féminins, mariages forcés de fillettes…) Depuis peu nous évoquons l’idée d’aller en Iran. Paradoxal ? Sans doute pas. Si une amélioration peut advenir, elle ne peut l’être que de l’intérieur de ces sociétés, et l’Iran, immense pays issu de la grande civilisation perse et au passé progressiste, pourrait sans doute jouer un rôle important.

Pierre

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3 commentaires

  1. Daniele dit :

    Belle plume✒

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  2. duroy dit :

    Coucou, ca y est on vient « d’attraper » votre voyage, en route et merci pour ces moments partagés…..On peut faire maintenant comme si on etait avec vous en vadrouille…Profitez bien…Merci à bientot.

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  3. A reblogué ceci sur Pierre Foucher, auteuret a ajouté:

    Je republie ici une série d’articles que j’ai écrits lors de notre périple familial en Asie. Sultanat d’Oman, Malaisie, Bali, Singapour, Japon, Australie, Nouvelle-Zélande.
    Voici celui du deuxième jour.

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